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— Ce rare entretien avec Carax de plus de 3 heures pour Les Inrockuptibles Numéro 32 Décembre 1991 —

A l’impossible on est tenu
Paris, un après-mdi d’automne ensoleillé. Dans un café du quartier latin, Leos Carax parle d’Iggy Pop et du bac C, de cabrioles et de résistance, de la lourdeur des hommes et de purée de rat, de femmes filmées et d’inespéré.

Interview Christian Fevret et Serge Kaganski
Photo Renaud Monfourny

Sur votre répondeur téléphonique, on entend The Passenger d’Iggy Pop qu’on retrouve dans vos films, tout comme David Bowie.

J’ai d’abord connu Bowie. Je suis d’une famille à moitié américaine – par ma mère… A 12-13 ans, au début des années 70, j’avais une relation très bizarre avec Marilyn Monroe. Mon idée, une idée d’enfant, était que si j’avais connu Marilyn, elle ne serait pas morte comme ça… J’étais allé aux Etats-Unis un été et j’avais enquêté là-dessus, j’avais rendu visite et écrit à beaucoup de gens qui l’avaient connue. Et aux Etats-Unis, dans les revues, on trouve des publicités du style “Achetez ces trois disques pour 30 F, et vous en aurez un gratuit”. J’y avais répondu et ils m’avaient envoyé un double disque qui s’appelait Images, le premier disque de Bowie, de 66-67. J’ai donc reçu ça sans savoir qui était Bowie, je l’ai ramené en France… J’ai un problème avec les dates mais je devais avoir 12-13 ans, vers 72-73. C’était un disque à la Kurt Weill, avec beaucoup de petites chansons inventives, avec des trombones…Iggy Pop c’est venu plus tard, en arrivant à Paris. Depuis, j’ai toujours été intrigué par les rapports entre eux : l’espèce de démon inspiré, pur et dur, qu’était Iggy Pop, et l’ange surdoué, trop malin et friqué, qu’était Bowie. Un jour, j’ai lu une drôle d’interview où Bowie racontait comment il avait sorti Iggy Pop du caniveau et de la drogue. Ca finissait sur une image formidable : Iggy Pop et Bowie faisant du schuss côte à côte dans la poudreuse, en Suisse… Dans la poudreuse, j’aimais bien ça… Je m’étais dit – parce que j’ai toujours eu envie de fairre un film qui parle du rock, ou plutôt de ce qu’il en reste – que je tournerais un portrait de Dorian Gray avec eux. Mais je ne savais pas qui ferait la partie diabolique, Bowie ou Pop. Aujourd’hui, c’est drôle, ça s’inverse. Bowie, celui qui a eu la reconnaissance, le succès, tout, n’intéresse plus grand monde. Alors qu’Iggy Pop a une maturité tout à fait belle aujourd’hui, qui va en faire une espèce de papa du rock dur. Je ne pensais pas aller à son récent concert à l’Olympia – je n’ai pas été au concert depuis quinze ans, je trouvais ça déprimant. Mais j’y suis allé, et Iggy a juste fait un petit strip-tease extrêmement beau au milieu du concert, il était à poil avec sa guitare en bandoulière, j’ai trouvé ça formidable. Un jour, je ferai quelque chose avec lui.

Votre rapport avce la musique ou le rock tenait-il surtout à des personnages clés comme ceux-ci, ou étiez-vous un fan total?

Au lycée, jusqu’à une certaine période – ensuite je me suis renfermé tout à fait -, j’étais assez voyou. Avec un ami, lui aussi américain, on avait un réseau : on allait piquer des disques au centre commercial de la Défense pour les revendre ua lycée. Les élèves nous faisaient des listes de demandes, on a connu pas mal de choses comme ça… Mais déjà, au début des années 70, le rock était quasiment fini. c’est comme le cinéma, comme à la guerre : il y a les éclaireurs, ceux qui vont en première ligne et se font descendre tout de suite, les mecs morts dans les années 60, Jimi hendrix ou je ne sias qui… Après arrivent ceus de l’arrière-garde, qui ne savent même plus pourquoi ils combattent, très protégés et beaucoup moins intéressants. Ce n’est même pas une nostalgie, c’est l’idée qu’on arrive après les choses. Par contre, le jus, l’électricité qu’il y a eu dans ce mouvement-là, je l’ai toujours recherché dans la vie, le cinéma, le montage…

Et le punk ?

Les punks, c’étaient d’autres éclaireurs qui sont morts en première ligne très vite, mais c’ets tombé au moment où j’ai commencé à aimer le cinéma et à le choisir. Je n’étais plus très relié aux choses du monde. J’étais content que ça existe, laos je n’étais pas dedans.

Lorsqu’on était adolescent, il existait une barrière entre le rock anglo-saxon et la variété française, qui symbolisait les parents, la vieille France.

Les hontes qu’on peut avoir quand on est enfant, c’est très étrange… J’étais très décalé, j’adorais Charles Aznavour et Barbara, Leonard cohen, des choses qui n’intéressaient pas du tout mes camarades. Et Dylan.

Etiez-vous avide de nouveautés, lisiez-vous la presse ?

Je n’étais pas du tout comme ça… C’était une enfance bourgeoise normale, avec des morts, des suicides, du sang, de l’alcoolisme, de la folie mentale, des détresses, des divorces… Et moi, j’étais extrêmement épargné, je n’étais pas trop relié… C’est pour ça que je ne sais pas comment venaient les choses, comment sont venues les musiques que j’ai écoutées. Je sais que j’étais fidèle, je n’écoutais pas trente-six personnes. A cette époque, j’étais très protégé, j’avais une espèce de voix off du Bon Dieu avec moi. Si je descendais l’escalier de la maison, la voix off disait : “Et puis il descendit l’escalier de la maison”… Je n’ai pas trop de souenirs de l’extérieur. Ensuite, la voix off s’est tue, alors j’ai fait du cinéma…

Une choses est restée de l’enfance : Hergé et Tintin. Qu’est-ce qu’y vous y fascinait au point de le garder encore ?

J’ai relu Tintin il y a quelques années, je voulais en tourner un avec Juliette dans le rôle de Tintin. On a racheté tous les albums… J’aimais bien l’idée du grand reporter absolument enfant, puisqu’il a 15 ans. L’image de cet enfant qui parcourt le monde et ne doit rien à personne. On ne luit connait pas de parents, c’est une enfant orphelin qui se choisit une famille mais qui, même vis-à-vis d’elle, reste absolument détaché. Qui, comme reporter, doit être ouvert au monde mais qui est aussi fermé au monde. On ne lui connait pas de femme, par exemple. Tout ça était très intriguant. Mais je ne lisais pas d’autres bandes dessinées. A part, pendant un moment, Starnge. Je crois aussi que dans Tintin, il y avait toujours le même nombre de pages, 32 ou 62, c’était rassurant.

Quel était votre rapport avec la littérature ?

Le roman. Les Trois mousquetaires. Des Trois mousquetaires jusqu’à Céline, Dumas, beaucoup. Pour moi, la lecture était une excuse noble pour me retirer. Avec beaucoup de jubilation. Et j’aimais les romans, suivre les personnages sur les années. Vingt ans après était pour moi le chef-d’oeuvre absolu. Aujourd’hui, je lis moins. J’aime lire des éclats, une page, une lettre de Céline, un poème de Char ou une phrase de Ramuz. Ca me suffit.

Le roman, c’était l’idée de retrouver des personnages sur la durée d’une vie ?

C’était l’horreur de voir l’infidélité de chaque destin par rapport à sa courbe de départ. Il serait naïf de se dire “Moi je serai fidèle”… ceux qui ne trahissent pas en prennent trop plein la gueule. Et donc se referment. Cette fermeture, qui se veut garante de la fidélité, les modifie.

Jusqu’à maintenant, avez-vous le sentiment d’avoir été fidèle ?

Non, j’ai l’impression d’un bordel total, d’un foutoir. J’ai abandonné l’idée de tout ligne tracée… Je papillonne… Mais c’est peut-être lépoque qui veut ça. Elle est tellement ectoplasmique, on est poussé à fureter comme un fou pour trouver son angle d’attaque à soi… ne pas passer sous le rouleau compresseur. Dans des époques où les choses étaient plus claires, je pense qu’il était plus simple de se définir. Et je suis trrès sensible à la rumeur ambiante.

A certaines époques, c’était plus facile ?

Les guerres… La jeunesse a soif de guerre. Qui est-on lorsqu’on ne sait pas si on n’aurait pas été collabo ? Il faut donc se mettre en situation de guerre pour se tester. Et avec ce film, j’ai croisé les collabos. A la prochaine, je saurai à quelles portes sonner et qui éviter.

Vous avez commencé à aimer le cinéma vers 16 ans ?

J’ai très tôt aimé les femmes filmées. Mais le cinéma assez tard. Je n’ai pas de souvenir d’enfance, mais il y en a quand même un… Le soir où la speakerine a annoncé que l’actrice de Chapeau melon et bottes de cuir allait changer à partir de l’épisode suivant, je me rappelle avoir été d’une mélancolie totale, avoir pleuré… Plus tard, j’allais voir des Charles Bronson, des choses comme ça. Ensuite, en arrivant à Paris, à 16 ans, j’ai découvert d’autres films avec d’autres femmes. Et que, derrière l’écran, il y aavait un type avec une machine. L’homme et la femme avaient un jour partagé ce que je voyais là, assis dans mon fauteuil, tout seul. c’était donc ça que je voulais faire, me lever, sortir du noir, et partager.

Lorsque vous avez commencé à aimer le cinéma, quelle était la nature de vos rapports avec lui ? Fréquentiez vous les salles frénétiquement ?

Oh oui ! C’était la cinémathèque forcément. Les films muets à la Cinémathèque. Je me suis dit que les films muets avaient été faits pour moi. C’était à un moment où je ne parlais pas, j’étais dans cette salle réconfortante avec un passé qui ne m’étouffait pas, je ne connaissais personne. Ca a duré peu de temps, trois-quatre ans, mais j’y allais très souvent. C’était comme si j’avais dormi pendant dix-sept ans et que, au réveil, j’avais trouvé mon pays.

Y a-t-il eu un déclencheur particulier pour cette frénésie ?

La vision d’un film… A une séance de midi au Saint-André des Arts, j’arrivais juste à Paris. C’était un vieux film, je me suis dit “Il y a un type qui, il y a des années, a prémédité son coup, il savait que je viendrais dans cette salle un jour, il a fait ce film pour bouleverser ma vie.” En sortant, j’ai trouvé un billet de 500F sur le trottoir, j’ai pensé “Ce sera mon premier argent de cinéma, je le mettrai dans mon premier film.” Et là, ça a été vite.

Lorsque vous fréquentiez assidûment les salles, qu’est-ce qui guidait vos choix ?

J’avais rencontré un garçon qui s’appelait Elie Poicard, qui m’a initié à ce moment-là. Après, ça va vite. A partir du moment où on découvre Lilian gish dans un Vidor, on va la vois dans un Griffith ; puis on va voir d’autres Griffith sans Lilian Gish, etc. J’ai voyagé très vite à l’intérieur de vieux films comme ça, tout seul.

Et les écrits sur le cinéma ? Des revues comme les Cahiers ?

Oh non, les Cahiers étaient déjà morts. Non, pas la littérature du cinéma… J’ai fait un court passage là-dedans, mais en tant que petit profiteur sournois.

Pour des adolescents comme nous, le rock était une espèce de mode d’emploi de la vie. En était-il ainsi pour vous avec le cinéma ?

Ca remplaçait pour moi le flipper. J’avais un rapport dingue avec le flipper, un rapport de malade, de drogue, je passais mes journées seul devant. C’était un certain flipper, dans un certain café. Le flipper était disposé de façon à ce que je puisse voir une fille qui s’appelait Florence, que je ne connaissais pas mais qui était au lycée avec moi. Je me suis dit que la caméra serait comme un flipper extrêmement plus puissant, puisque je pouvais convoquer la jeune fille, toujours avce une machine entre nous, et partager une liberté avec elle… Mais non, le cinéma n’a jamais été une chose sociale.

Etait-ce, à l’instar de Truffaut et Garrel, un moyen de parler aux filles ?

Plutôt une manière d’inventer quelque chose avec une fille. Jamais l’idée du constat… Inventer la relation avec la fille et le monde et toujours se méfier de la caméra qui constate. Je préfère la caméra qui dénoue les choses à la caméra qui noue les choses existantes.

Aviez-vous déjà le sentiment ou la volonté de voir la vie à travers le cinéma ?

J’avais eu pendant très longtemps le sentiment d’être quelqu’un de transparent, je n’étais pas au monde. Quand on était enfant, ma soeur me disait de me pousser de devant la télé, “Ton père est pas vitrier” disait-elle. Moi je pensais toujours “Dommage”. Il y avait cette idée d’être transparent au monde. Filmer quelqu’un, c’est aussi se donner au regard de l’autre, celui ou celle qu’on filme vous regarde. C’est une façon de ne pas se cacher. Et puis la caméra amenait un courage… Je me sentais rapide dans la tête mais j’étais lent vu de l’extérieur. La caméra m’aidait à la vitesse dans les relations.

Vous avez eu votre bac à 16 ans. otre scolarité fut rapide et efficace.

Je n’ai pas du tout souffert de l’école, j’y étais seul mais entouré… Je regardais ce monde qui ne me regardait pas… Un monde extérieur mais toujours là, inchangé, jour après jour. C’était facile, rassurant… Je comprends que certains adolescents puissent devenir perdus ou clochards après l’école. L’ecole donne l’illusion qu’on sera toujours protégé par la communauté, même si on n’aime pas cette communauté… Je ne sais plus du tout pourquoi je me suis retrouvé en section mathématiques. Je n’ai jamais travaillé les choses apprises. Un mois avant le bac, un vieux monsieur qui habitait ma rue m’a fait bosser comme un fou. il m’a dit “Vous savez tellemnt rien qu’il faut parier sur ce que sera l’examen… Mais si on ne tombe pas juste, vous êtes foutu…” et il est tombé juste et j’ai été le seul de la classe à avoir le bac du premier coup, alors que j’étais bon dernier en maths-physique-chimie… C’était très jubilatoire.

Vous étiez jusque là un élève modèle ?

Pas du tout… Je ne travaillais pas. Ou alors ça tenait au prof… J’ai bien aimé un professeur de philo qui s’appelait Robert-Amédée Gauthier, je lisais les livres dont il parlait. Sinon, j’étais tout à fait largué… Mais j’étais transparent, je n’existais pas trop… Ah si, on avait eu une très jolie professeur de maths en seconde, mademoiselle Kleinfelden, qui m’avait un peu éveillé aux mathématiques, je suppose qu’elle avait du charme.

Vos parents vous destinaient-ils à quelque chose ?

Mes parents, c’était un champ de bataille, il n’y avait plus de parents à ce moment-là.

Et vous ?

Je savais que je ne ferais plus d’études. Tant que c’était obligatoire, j’y étais, mais je n’allais pas me foutre moi-même en taule. Je voulais être grand reporter, voyager et raconter ce que je vois. J’avais voulu être océanographe ou astronaute, mais il fallait encore des études… L’année où j’ai quitté la banlieue, j’ai eu la maison d’enfance à moi… C’est là que j’ai eu cette histoire de flipper, il fallait de l’argent pour jouer, alors j’ai commencé à travailler un peu, comme colleur d’affiches. En même temps, j’ai découvert le cinéma et je me suis mis à écrire tout de suite.

La majorité des cinéastes viennent d’un parcours universitaire ou professionnel assez long et logique. De vous, on ne connait que votre passage aux Cahiers et les cours de Daney et Toubiana à Jussieu.

Pas du tout, c’est faux. Je savais qu’il y avait des projections gratuites dans les facultés à Paris, donc j’allais voir les films. Mais je n’étais pas du tout étudiant. Et puis un jour, Daney ou toubiana, à qui je n’avais jamais parlé, m’ont proposé d’écrire si je voulais me faire un peu d’argent. J’ai dit oui, j’ai été voir un Stallone et j’ai écrit dessus, mais je n’ai quasiment rien fait.

Y a-t-il eu autre chose dans votre apprentissage ?

Non… J’ai escroqué la boite pour laquelle je collais des affiches et je me suis acheté une Bollex 16mm – assez belle, que j’ai toujours -, avec laquelle j’ai imaginé faire ce film pour cette Florence… Presque tout le film se passait dans une chambre de bonne de la rue du Louvre que j’ai habitée en arrivant à Paris… Ca s’appelait la Fille rêvée… Dans la première scène, elle se réveillait d’un cauchemar dans son lit, ça s’est extrêmement mal passé… Déjà, commencer par une scène de pieu au cinéma, c’était terrifiant pour elle et pour moi. J’ai senti qu’il n’était pas possible d’aller au bout de cette chose avec elle… alors j’ai passé des annonces dans Libération et j’ai trouvé une autre fille mais qui ne m’intéressait pas du tout. J’ai fait semblant de tourner un peu… Pour une scène dans un restaurant chinois, avec des bananes flambées, on avait mis un petit projecteur en hauteur. Il a explosé et foutu le feu aux rideaux, les clients se sont mis à hurler et ça a fini en mini Tour infernale… L’aventure s’est arrêtée là.

Vous êtes donc de suite passé aux actes.

Des actes manqués, mais assez vite, oui

Il n’y a pas eu d’apprentissage théorique ?

Non… Très vite je me suis dit que ce qu’il me manquait, c’était la fille devant la caméra. Et le producteur, même si je ne savais pas ce que c’était. Non pas tellement pour l’argent, mais quelqu’un avec qui aller diner après avoir filmé. Parce que rentrer tout seul…

Avez-vous l’impression d’avoir brûlé des étapes, dont vous vous dites maintenant qu’elles auraient pu vous être nécessaires ?

Non, au contraire… Moi, ça me manque toujours de ne pas voir de films de gens de 12, 13, 15 ans, d’une fille de province… Il faut laisser faire aux gens jeunes ces films qu’on appelle naïfs. On apprend de toute façon beaucoup trop vite, après quoi, il faut désapprendre encore plus vite. Mais j’avais la béquille du cinéma, le cinéma me rassurait beaucoup trop : ces films-là n’ont donc pas été aussi intéressants que ce qu’ils auraient dû être. On ne peutpas dans le même instant découvrir, aimer autant et vouloir faire.

Votre premier film, le court métrage Strangulation blues que vous avez réalisé à 19 ans, était déjà très maîtrisé du point de vue technique.

Mais c’est la cas d’absolument tout le monde, regardez n’importe quel premier film ! Ils sont maîtrisés, sages comme des images… La maîtrise, c’est crétin, on en revient vite… On se cramponne à la falaise, on est tétanisé, on peut plus grimper, atteindre les hauteurs… Il faut la ténacité, pas la maîtrise.

Y a-t-il des gens, des oeuvres ou des films qui vous ont suivi pendant cette période, que vous avez gardé avec vous ?

Oui, c’était un dialogue, j’allais au cinéma parler avec des amis morts.

Votre producteur Alain Dahan racontait qu’initialement, vous vouliez tourner les Alants rapidement, en super 8 et en noir et blanc. Le film tel qu’il existe maintenat n’est-il pas trop éloigné du film rêvé au départ ?

oute cette histoire de rêve, c’est pas ce qu’on croit. Les gens disent qu’on rêve d’un film, mais… On ne sait pas quel est le rêve. Il ne s’agit pas de mettre son rêve noir sur blanc, le matin au réveil. Ce n’est pas ça la beauté du cinéma… Tenez, je vais vous raconter un conte arabe formidable. Ca se passe dans une riche famille arabe, au temps des mille et une nuits. Un matin, le petit garçon se réveille et dit à son père : “Papa, j’ai fait un rêve fantastique.” Le père lui dit : “Eh bien mon fils, raconte-moi.” L’enfant lui répond : “Ah non ! Je peux pas te le raconter, mais c’était fantastique.” Le père insiste, l’enfant refuse, le père se fâche : “Si tu ne me raconte pas ton rêve tout de suite, je te déshérite et je te mets sur le marché aux esclaves.” L’enfant s’obstine et il se retrouve vendu à un maître. son maître en fait un paysan et il travaille d’arrache-pied, si bine qu’au fil des années, il arrive à obtenir la confiance de son maître. Un jour, celui-ci lui offre une propriété et le fait lui-même patron d’autres esclaves. Et le maître lui dit : “Bon tu as réussi, mais il y a une chose que je ne comprends pas. Tu es un garçon éduqué, intelligent, beau. Comment se fait-il que tu te sois retrouvé sur le marché aux esclaves ?” Le garçon, qui a maintenat un vingtaine d’années, lui répond : “Un jour, j’ai fait un rêve fantastique.” Le maître demande : “Ce rêve, c’était quoi ?” L’enfant : “Ca, je ne peux pas vous le dire.” Evidemment le maître se fâche : “Si tu ne me le racontes pas, je te retire ta propriété et tous tes droits et je te refile à l’armée.” Le garçon se retrouve donc à l’armée. Il est amené à faire la guerre, en première ligne. Il gagne des galons, il devient le général de l’rmée du pays et chasse les envahisseurs. Le roi le convoque et lui dit : “Formidable, tu es un héros national. En cadeau, je t’offre mes deux filles.” Le garçon, qui a maintenant 30 ans, rencontre les deux filles du roi qui sont absolument superbes, et il passe sa première nuit d’amour avec elles et c’est merveilleux.Le matin, au réveil, les deux filles lui demandent : “Mais d’où viens-tu, raconte-nous ton histoire.” Le garçon raconte : “Un jour, quand j’étais petit, j’ai fait un rêve et mon père etc.” Alors les deux filles lui demandent quel était le rêve. Et le garçon leur répond : “J’avais rêvé que je couchais avec deux filles à la fois”… Voilà !… c’est absolument l’histoire des Amants… Si on raconte son rêve trop tôt, on ne le vit pas.

Hors les péripéties financières, comment le destin des Amants du Pont-Neuf a-t-il pu changer à ce point, entre l’idée originelle et le résultat final ?

L’idée de départ, c’était un film libre, un film où les acteurs et moi-même serions libres. Libres de vivre et de filmer en même temps. C’est une chose que le super 8 aurait permis. Finalement je l’ai fait d’une autre façon. Ce fut une drôle de liberté, puisqu’on s’est retrouvés en taule plusieurs fois… Enfin, la vie s’en est mêlée.Est-ce qu’on ne retrouve pas cette idée de film libre et léger dans le début des Amants, lors de la séquence du ramassage des clochards pour l’hospice de Nanterre ?

Non, ça a toujours été l’enjeu du film, son rique : se confronteer à une réalité mais ne pas la mimer. J’entends dire aujourd’hui que le film est divisé avec une partie documentaire et une partie fiction. Foutaises ça !… La liberté c’est pas d’avoir la caméra à l’épaule plutôt que sur une grue, la liberté est dans le regard. Et pour moi, que je filme un vrai clochard perdu dans ses pensées ou un couple de faux clochards quidansent sur un faux pont sous les feux d’artifice, le regard est le même. C’est le sentiment qui change, sentiment de l’irrémédiable ou sentiment de l’inespéré.

Votre désir de filmer des personnages déglingués, dcassés, vagabonds, était-ce par réaction au cinéma ambiant qui serait trop propre, trop aseptisé ?

Le cinéma, la télévision, la presse, la pensée… Une propreté de cadavre à la morgue… Après Mauvais Sang, j’étais totalement paumé dans le cinéma. Alors, on est parti sans repères, sans biscuits. C’est peut-être pour ça que ça a failli tourner cannibale… J’avais juste l’idée de parler de l’amour sans maquillage, sans téléphone ni chambres à coucher. De l’état amoureux à nu, à vif… quelqu’un qui n’a rien, qui est en âge d’aimer et qui découvre comme un virus inconnu qui lui bouffe le corps et la cervelle.

Un journaliste expliquait récemment que la bourgeoisie d’aujourd’hui était fascinée par la misère, parce qu’elle y trouve des émotions qu’elle est incapable d’éprouver. cette constatation peut-elle s’appliquer aux Amants ?

Non.

Etes-vous, à l’instar de Jean-Paul sartre ou d’Iggy Pop, un rejeton de la bourgeoisie qui haïssez la bourgeoisie ?

La bourgeoisie, je m’en fous. Les parvenus ne sont pas mieux. Ce que je hais, c’est le raisonnable de l’époque… les convenances… Les Amants parlent de notre pauvreté à nous, pas de la Misère… J’éprouve une compassion, mais ça n’a aucun rapport avec la charité ou ces choses-là… Les clochards sont par nature assez fachos. A Nanterre, il y en a un qui s’est amené un soir chez le médecin, avec ses croûrtes et des croix gammées sanglantes sur le torse. Je lui ai demandé ce qui s’était passé. Des jeunes fascistes lui avaient dessiné des croix gammées avec un cutter sur le torse en criant “Vive Le Pen !” En me racontant ça, il a ajouté : “Mais je les comprends, moi aussi je crie “Vive Le Pen !”… Les clochards vivent dans une horreur pleine de confusion, ils habitent l’horreur, alors souvent, ils ne peuvent rêver que d’une autre horreur, supérieure et organisée et autoritaire. Le Pen, avec son oeil en forme de trou du cul, c’est cette horreur supérieure pour eux. C’est aussi leur façon de dire : “S’il y avait pas les Arabes, on serait pas clodos”…

Avant de tourner cette séquence du ramassage nocturne, vous aviez fait des recherches spécifiques sur les clochards ?

On a passé un an là-bas, à Nanterre, ou avec d’autres clochards, dans la rue… C’était imopssible de débarquer comme ça… La relation n’a été possible qu’avec très peu de clochards. Il leur fallait comprendre ce qu’était le cinéma, comprendre qu’il faudrait recommencer plusieurs fois la même chose. Au début, physiquement, ils ne pouvaient pas tenir. Après une première prise, ils ne pouvaient plus porter alex en dehors du bus. Puis, très vite, c’est eux qui en redemandaient. C’est à partir du moment où ils ont pigé le cinéma que ça a été possible.. Moi, dans ma confusion à moi, eux, dans leur confusion totale, c’est comme ça que nous avons pu travailler.

Comment ont-ils réagi à la présence de Denis Lavant qui était, malgré tout, un intrus ?

Tout va extrêmement vite. Pendant cinq minutes, ils peuvent se dire que c’est un corps étrangers. Deux minutes après, ils pensent l’avoir toujours connu. Une heure après, ils l’appellent alex et lui filent des baffes pour le faire revenir à lui. Encore une heure après, ils ne le remarquent même plus parce qu’ils sont noyés dans l’alcool… Parfois , j’avais des conversations incroyables avec l’un d’eux, et le lendemain, on ne se reconnaît pas. Tous les jours, il fallait inventer autre chose. Même après avoir passé beaucoup de temps avec eux, très peu – parmi ceux que je croise aujourd’hui dans la rue – se souviennent encore du tournage.

Vous faisiez allusion au fascisme et à Le Pen. Vous intéressez-vous aux événements politiques ou sociaux de ce pays, ou du monde, en lisant les quotidiens par exemple ?

Je m’y intéresse au niveau des relations humaines. Je pense que ce qui se passe au niveau de deux individus est absolument à l’image de ce qui se passe dans le pays… Quand je lis la presse, je me dis que ça ne suffit pas qu’il y ait un Le Pen, il faut encore qu’il y ait des Poujade un peu partout… Avant, les gens manifestaient en criant “Le fascisme ne passera pas !” Quand on a une arrête de poisson dans la gorge, on ne va pas manifester en gueulant “L’arrête ne passera pas !” Il y a un moment où on se dit que les choses ne sont pas passées, qu’elles ont nouées… Qu’apparemment, on saute à pieds joints dans l’irrémédiable. et avec élan.

Quand vous dites détester l’époque, est-ce un sentiment diffus et général ou ça se cristallise sur des choses précises ?

On est enfoncé dans le raisonnable. Et le raisonnable tue, mais tue !… Y’a un écrivain qui disait : “On ne peut pas faire un enfant raisonnablement, il faut un certain délire au moment du coït”, et c’est absolument pareil pour tout… Que ce soit pour un film, une rencontre… ce qui est fortiche avec la démocratie, c’est cette dictature du raisonnable qui règne sur tout et finit par devenir très angoissante. surtout quand elle s’exerce sur les gens jeunes. Le rock est raisonnable, le cinéma est raisonnable, les relations amoureuses sont raisonnables… Aujourd’hui, il faut faire l’amour dans le caoutchouc s on veut pas crever, ce que je comprends, je suis pour la santé, mais… les préservatifs sont partout, pas que dans les chambres à coucher, on vit dedans… Toute cette hygiène du corps et de l’âme, ça me répugne totalement.

Vous faites des efforts conscients pour fuir ce raisonnable ?

Je me retrouve dans des situations de chaos… Je ne sait pas si c’est conscient ou non. c’est l’idée de ne pas pique-niquer sur un beau gazon… C’est l’ouverture au risque, à l’imperfection… Le rapport de l’époque au fric est fou. Les gens pensent que si un film est cher, il doit obligatoirement être parfait. Non… les amants n’est pas parfait. Il est vivant. Enfin, vivant… surtout, ce film est ouvert. Au bout d’un moment, l’idée derrière le film était la générosité. Quand j’ai vu la douleur que c’était de le faire, pour nous, pour Juliette et Denis, la seule chose à pouvoir nous sauver était la générosité, que les gens n’imaginent pas quand on claque du fric. Ils pensent qu’on leur pique dans leurs poches, qu’on utilise les sous du contribuable.

Parfois, sentez-vous que le raisonnable pourrait avoir prise sur vous ? Ne serait-ce que pour faire sortir le film, ne faut-il pas qu’une partie du déraisonnable s’efface devant le raisonnable ?

Moi, je me suis fait éjecter de mon film… L’art, c’est une forme de vie assez voyou. Ca a toujours été comme ça.

Lorsque vous parliez de votre dégoût du cinéma des autres, c’est le côté raisonnable du cinéma des autres ?

Il y a de tout là-dedans, c’est une marmite avec plein de trucs : la psychologie, la propreté, l’Académie, les petits fantasmes, le touche-pipi…

Ce dégoût des choses a-t-il un rapport avce la sensation de “béton dans le ventre” ?

J’ai quand même passé huit ans avec une maladie au bide que personne n’a su soigner. J’ai été partout, j’ai vu des radiologues, des stomatologues, des sorciers, etc. A l’hosto, ils voulaient m’opérer d’un truc, puis d’un autre… La santé, c’est une grande question… Dans les Amants, il y a eu deux longs arrêts. Avant la dernière reprise, c’est à sire peu avant l’été 90, j’ai senti que ça allait rvenir… J’avais mal vécu la fin de mes films précédents… Là, avant de reprendre les Amants pour le terminer, je me suis dit que j’allais faire un casting de psychanalistes, en voir deux ou trois àtitre préventif. Une fois le film fini, je saurais lequel aller voir si besoin… J’ai prévenu chacun des psys que je faisais un casting, ce qui ne leur plaisait pas du tout. chacun m’a dit “Oh là là ! vous avez bien fait de venir, il était temps”… Mais j’ai arrêté tout ça, j’ai fini le film et je vis plutôt bien la sortie des Amants.

Les médicaments sont dans tous vos films. Vous avez longtemps vécu avec ?

J’ai abusé. Mais j’ai arrêté… A l’époque de Mauvais Sang, c’était l’Alcyon, un hypnotique. Depuis, l’Alcyon a été interdit. Ils se sont aperçus que ça excitait certaines pulsions meurtrières, il y a eu plusieurs meurtres de jalousie commis sous Alcyon. Dans les amants, quand Alex et Michèle endorment les gens aux terrasses des cafés, c’est avec de l’Alcyon. J’ai rencontré deux garçons, d’ailleurs toujours recherchés par les flics, qui faisainet ça : endormir les gens avec de l’Alcyon pilé. Ils ont endormi des familles entières avec des omelettes à l’Alcyon… c’est très puissant, ça agit très vite. Faut fiare très gaffe à l’Alcyon. Et à la chimie en général.

L’Alcyon, c’était contre vos maux de ventre ?

Non, c’était juste un somnifère. Pour le mal de ventre, je me suis soigné à l’opium, c’était la seule choses qui soulageait.

Le sommeil est-il aussi un remède ?

L’histoire autour du sommeil dans le film, c’est venu d’une histoire d’amour… Pendant Mauvais Sang… On était amoureux et on n’arrivait pas à dormir. c’était un gros problème, parce que je tournais le film en même temps. C’était à la fois cocasse et assez terrible.

Dans les Amants, la séquence de l’Alcyon et de l’argent où les amants détroussent les gens en les endormant est-elle symptomatique de vos rapports avec les gens d’argent ?

Vous voulez dire que les gens endormis aux terrasses de cafés sont mon producteur, mon avocat, etc ?… J’ai été extrêmement protégé dans le cinéma, j’avais Alain Dahan, un grand producteur de l’ombre qui m’a très bien protégé, jusqu’à la fin de Mauvais Sang. Quand les Amants ont commencé, dès le premier accident de Denis, Alain a explosé, il ne pouvait plus continuer le film. Je me suis retrouvé sans filet et là, j’ai vécu avec des avocats, des banquires, des assureurs, tous ces gens que je n’avais jamais rencontré de ma vie…

Vous filmez souvent la manipulation. Etes-vous manipulateur avec ces gens d’argent ?

Je joue cartes sur table masi s’ils font le chapeau, je sais faire le lapin… Bon, faut de la joie sur un film. Même dans les pires moments, faut de la joie… On dit que je suis mégalo, mais je ne me prend spas quand même pour le type qui a dit “Tu enfanteras dans la douleur.” C’est pas moi qui l’ai dit. Je ne suis pas comme ça… Il faut s’amuser dans les choses mais il existe une responsabilité, on est responsable des personnes qu’on met devant sa caméra. Il faut qu’eux s’en sortent bien, s’en sortent forts… L’intégrité première est là.

Vous parlez dans vos films de la lourdeur des hommes. comment la ressentez-vous au quotidien ?

Sur ma tombe, je mettrai “Que n’étais-je fougère ?”… C’est la chanson de Bonne nuit les petits, à la flûte… La pesanteur, la lourdeur, ça commence avec le premier pied qu’on pose au bas du lit le matin. C’est effroyable… Oui, j’ai toujours été à la recherche de la légèreté… Je cherche toujours l’envolée, l’élan… Je me sens beaucoup plus léger à 30 ans qu’à 20 ans.

A 20 ans, la lourdeur vous empêchait-elle de faire des choses ?

Je confondais mon propre poids avec le poids du monde… Je bouffais tout, je ne pouvais pas céder. Deux ans dans Paris à bouffer des crêpes jambon-fromage. C’est peut-être ça qui m’a démoli le ventre… Je confondais tout… La lourdeur des autres m’insupportait, mais elle était peut-être tout simplement en moi… Aujourd’hui, je me suis ouvert. Je ne suis pas encore un papillon, mais je me sens beaucoup plus léger qu’avant.

Vos films parlent tous de la légèreté. Avez-vous l’impression qu’à chaque film, vous vous approchez de cet état de légèreté idéal que vous recherchez ?

Attention avec le mot “légèreté”… Quand je vois un clochard écroulé sur sa bouche de chaleur, je m’y vois… Je me vois moi-même sur la bouche de chaleur. Je ne prétends pas être tout le temps léger… Comment dire ça ?… Ne jamais prendre les choses au sérieux, mais au tragique, oui.

Votre quête de l’apesanteur n’est-elle pas contredite par votre activité de cinéaste, par le fait qu’un tournage est une chose lourde.

C’est pas le cinéma qui est lourd, ce sont les hommes qui sont pesants des fois.

Mais des moyens comme la peinture ou l’écriture ne sont-ils pas plus légers que la lourde machine du cinéma ?

Oh la la ! c’est une source de complexes énorme… Le rêve aurait été d’être compositeur ou chanteur de rock, ça c’est sûr… Mais je n’ai pas l’impression d’avoir connu plus de légèreté sur mes courts métrages que sur les Amants. Ce que vous appelez la grosse machine du cinéma, c’est une façon de préserber la vie, de la protéger. Des gens risquent des choses, je leur ai demandé de les risquer avec moi. Je les protège. Mais ce n’est pas une machine à rassurer, ce n’est pas une machine à alourdir. C’est une macine à susciter l’élan.

Votre soif d’élan; de vitesse, n’a-t-elle pas été brisée par les arrêts, la longueur de tout ce tournage ?

J’ai essayé de rester juste sur les rythmes, de sauver ça… Il y a des rythmes très différents dans le film. C’est une chose dont je savais qu’elle était dangereuse, et difficilement acceptée. J’ai essayé ça, mais… Les arrêts ont cassé beaucoup de choses…

Vos films parlent du soulagement que procure la vitesse. En quoi vous soulage-t-elle ?

…J’ai pas le permis mais j’ai une grosse moto… L’idéal, c’est de trouver la plus grande vitesse possible à deux. Le problème, c’est que j’ai trop peur de prendre quelqu’un derrière, et moi, je ne mnterai jamais à l’arrière.

Avez-vous des rapports avec vos pairs, ou êtes-vous plutôt à l’écart de ce qu’on appelle le milieu du cinéma français ?

Je suis à l’écart, mais je crois aussi que chacun est à l’écart. Ce qu’on appelle “le milieu”, je l’appelle “l’en-dessous de tout”. C’est une chose absolument inexistante. Il y a bien des petites réunions mondaines ici et là, mais le milieu n’a aucune réalité… Les seuls cinéastes avec qui je parle un peu, c’est Garrel et Godard, une fois de temps en temps. C’est tout. Pour l’instant.

Vous parlez rarement à la presse, on ne vous voit jamais. Pourquoi ce silence ?

Ca s’est fait comme ça. J’ai commencé à faire du cinéma à un moment où je ne parlais pas beaucoup… Parler dans la presse, ça n’est ni payant, ni payé… Maintenant, je pense que quand on passe dans la lumière, on fait de l’ombre. De l’ombre au film. J’estime avoir déjà beaucoup parlé au travers du film. J’ai plus de facilité pour parler d’autre chose… De musique, de l’époque… Mais sur le film, j’ai fait tout le boulot que je pouvais… Et puis, je suis comme tout le monde, je parle à qui je veux quand je veux. Voilà.

Dans la presse, vous n’avez jamais rencontré quelqu’un à qui vous aviez envie de parler ?

J’ai vite pigé la presse. c’est comme jouer… Moi, j’aime bien jouer, mais je joue avec quelqu’un si on le fait ensemble, à deux. Comme travailler avec un acteur. Je veux pas d’arbitre.

Consciemment ou non, aviez-vous le désir de préserver un secret, un mystère ?

C’est de l’autodéfense. Je pense avoir suivi un commandement. Qui dit “Tu écriras ta vie.” Donc, à partir de là, je me mets dans une position extrêmement vulnérable dans mes films. Mais je le fais de moi à moi, avec des complices. Je n’ai pas le besoin de répéter l’expérience dans la presse.

Le secret, le silence n’excitent-ils pas la curiosité des gens, du public ?

Vous voulez parler de promotion ? C’est une chose qui est devenue encombrante… Une des paresses les plus lamentables de la presse, c’est de ne pas cherher à parler du travail de Juliette, Denis, ou Klaus (Grüber, le personnage de Hans)… L’aventure du film et le fric et mon nom font de l’ombre au film… Mais je ne peux rien y faire.

Dans Mauvais Sang, Juliette Binoche dit : “Les hommes silencieux, on les prend soit pour des imbéciles, soit pour des génies.” Vous, on vous prend plutôt pour un génie. Cela vous angoisse ?

Le jeu de la presse, c’est de construire-détruire. Tous les articles onst sur ce principe. “La crèmerie d’en face dit que Carax est un génie, je vais vous prouver le contraire… On a dit que… moi, je vais écrire le contraire, etc.” Une fois qu’ils ont dit “génie”, ça leur permet de dire “faux génie” dans l’article suivant. Tout ça n’a pas de réalité…

Génie ou pas, restez-vous totalement insensible à ce débat ?

Je ne crois ni aux dieux ni aux génies. Ni aux critiques. La critique, ça n’existe plus. L’art de la critique, une belle chose, n’existe plus… Y’a un type, lorsqu’il était petit, il faisait chier ses parents en disant “Un jour, je serai critique de cinéma. Je montrerai au monde comme je suis beau quand je suis ému. Je défendrai la beauté, j’abattrai la laideur…” Plus tard, devenu adulte et laid comme un étron, ce type a créé un magazine de cinéma. Ce gros gendarme, ce Jeanne d’Arc à moustache a écrit un papier sur les Amants où il crie au sacrilège… “Carax a salopé Juliette Binoche ! Il l’a défigurée ! Il aurait dû lui offrir un rôle de pretty woman. Il a cochonné la beauté immaculée d’une de nos actrices nationales !…” Ce type est une merde humaine… LEs come lui ou ses frères, ils peuvent copntinuer à se branler comme ça dans le cinéma de papier glacé ou dans les convenances d’époque, mais au moins qu’ils le fassent décemment… Moi, j’allais voir des films porno quand j’étais adolescent, je les regardais comme un spectateur de films porno, sans gêner le voisin. Eux ont besoin d’envoyer leur purée de rat dans les yeux des voisins… Ce sont des branleurs exhibitionnistes… comme Le Pen et sa Jeanne d’Arc… Qu’on leur file des poupées gonflables !… en Jeanne d’Arc ou en Pretty Woman !… Puisque la réalité les fait débander… Toute l’histoire, c’est que leur petit fantasme minuscule, à ces petits criticons-là, c’est de se payer des actrices. Voilà l’histoire. Tout ça est pas ragoûtant.

La presse a écrit beaucoup de choses sur le tournage des Amants. Souhaitez-vous vous expliquer sur certaines accusations portées sur vous ?

J’ai été au bout de ce film pour Juliette et moi, pour ceux qui l’ont fait avec nous, pour ceux-là dont on parle, et pour celles et ceux qui… les spectateurs inconnus qui s’y réfléchiront.

Est-ce que les diffuicultés vous font monter l’adrénaline ? Est-ce que “plus c’est compliqué, plus tu te régales” comme vous l’avez dit à votre décorateur ?

Je pars du principe qu’à l’impossible on est tenu. ce n’est pas du tout une recherche de la complication. Au contraire, l’impossible, c’est la simplicité. C’est comme ça que finissait Mauvais sang… Quand Alex mourait, il disait : “Les filles me disaient “Sois simple”… c’était si difficile d’être simple.” Je suis parti de là. Cette recherche de la simplicité… Se mettre dans la position de ne plus rien savoir du cinéma, ce qui a été pris pour de l’arrogance dans les milieux d’argent

Vous parliez de la force de tourner. Avez-vous pensé tout lâcher à certains moments ?

J’ai eu des périodes de découragement total où je ne pensais pas finir le film… Juliette, non. Moi, oui. C’était comme un ping-pong… Un bel échange… Quand je n’y croyais plus, elle y croyait encore. Ou le contraire… Après le premier arrêt de tournage, j’ai pensé que je n’avais rien à foutre dans le cinéma. Avec Juliette, on est partis en Indonésie… Et puis je me suis aperçu que je n’avais que le cinéma. Alors je suis revenu.

Un technicien nous a dit que sur Mauvais sang, vous ne parliez pas à l’équipe technique. Est-ce que ça ne nuisait pas à l’esprit de famille d’un tournage ?

Pour mes deux premiers films, je n’y arrivais pas du tout. Tous les ocntacts passaient par l’intermédiaire de Jean-Yves (Escoffier, chef opérateur)… Quand on fait un film, on se sent extrêmement imposteur. De toute façon, l’imposture est toujours présente… On arrive sur le plateau le matin, et l’équipe est là qui attend de vous que vous sachiez où aller… A l’époque, ça me terrifiait… Ca a changé. J’ai compris par la ténacité de l’équipe des Amants qu’ils avaient une confiance dans ma façon de vivre le film. Et donc, il fallait que je retourne cette confiance, et à partir de là, ça a été beaucoup plus ouvert. Une très belle aventure humaine. On a vraiment inventé le film ensemble et je n’oublierai jamais.

La peur de la responsabilité pendant vos premiers films a-t-elle eu une infleunce sur le résultat ? Peut-on le sentir à la vision des films ?

Oui. Mauvais sang est un film qui a une espèce de relation d’enfant avec le papa-cinéma. Le cinéma était là pour me rassurer… Mais c’est aussi un film qui ressemble à une rencontre. Vous rencontrez une fille dans un café. Vous commandez une boisson, les sentiments viennent… Vous commandez une seconde boisson, puis une troisième… Alors au bout d’un moment, vous avez envie de pisser, vous descendez aux toilettes. Vous vous retrouvez seul, la fille est en haut… vous sentez qu’il y a une chose sentimentale qui s’installe. Et ce moment, seul dans les toilettes… vous êtes en train de pisser, de vous laver les mains. C’est un moment extrêmement fort, j’ai toujours eu envie de filmer ça. C’est à dire la naissance des sentiments, le moment où on sait que la fille est en haut, qu’on va la retrouver… Cet instant-là est très pointu. Mauvais sang est un film tourné dans ces toilettes-là. Donc très émotf et naïf.

Vous disiez être un peu dépressif à la fin des tournages. Vous n’êtes pas satisfait de vos films ?

Boy meets girl, j’étais aveugle sur le film. J’avais eu besoin de le faire, mais le résultat ne m’intéressait pas. Les Amants est le premier de mes films que je ne vois pas. C’est à dire que je ne l’ai pas vu depuis la fin du mixage et que je sais que je ne le reverrai pas avant deux ou trois ans. C’est aussi le seul que je pourrai revoir dans vingt ou trente ans, et qui gardera la forte empreinte de quelque chose… Son imperfection est vivante, elle n’est pas figée. C’est un film suffisamment risqué pour grandir sans moi.

Le public semble bien accueillir les Amants. Pour vous, c’est important ?

Ce qui compte, c’est que le film soit arrivé jusque là. Un soulagement immense… Après, des entrées, il n’y en aura jamais assez. Moi, je serai content s’il y a dix-sept millions d’entrées. Mais bon, ça reste anecdotique… On sait combien de gens rentrent dans les salles mais on ne sait pas comment ils en sortent. J’aimerais savoir.

Si le film avait été un échec auprès du public, comment auriez-vous réagi ?

Avec tristesse et hargne.

Vous vous êtes rendu compte que vous n’aviez que le cinéma. Cela signifie-t-il que vous seriez incapable de le quitter ?

Ca va dépendre de la vie mais… je pense que oui. Et puis ça ferait trop plaisir à trop de gens.

Lorsque vous dites “Je me suis rendu compte que je n’avais que le cinéma”, est-ce avec bonheur ou avec regret, celui de ne pas avoir autre chose ?

Je trouve que la mise en scène n’est pas très bonne pour la santé, et moi j’ai toujours eu envie de choses physiques. Chanter, jouer, faire des acrobaties. Je m’arrange, dans les films que je fais, pour travailler ces choses-là aux côtés des acteurs. Mais peut-être que si je pouvais jouer, j’arrêterais de tourner pour un moment.

Vous envisagez d’être acteur ?

Oui.

Vos expériences avec Garrel (Ls ministères de l’art) ou Godard (King Lear) vous avaient déjà donné cette envie, ou est-ce un sentiment plus récent ?

Non, les actrices avec qui j’ai vécu… On a toujours un peu joué la comédie ensemble, dans la vie. Juliette et moi avions un projet, un film où elle était marchande de crêpes et moi balayeur, qu’elle aurait dirigé et dans lequel j’aurais joué, avec elle… J’ai toujours voulu que ça tourne autour de la caméra, comme dans le jeu des chaises musicales, qu’on puisse désocler la caméra et la retourner. Parce que le danger, le beau risque du cinéma, il est de part et d’autre de la caméra…

Dans vos propres films c’était envisageable ? L’avez-vous envisagé ?

Non, mes propres films étaient trop épuisants à faire. Pour l’instant.

Vous dites aimer les choses physiques. avant le cinéma, avez-vous pensé à des activités plus purement physiques : acrobate, danseur, même chanteur dans un groupe de rock ?

J’ai été batteur dans un groupe quand j’avais 12-13 ans. Je jouais à l’instinct.

A la punk.

Je devais être encore plus brouillon que ça… J’aimerais bien reprendre la batterie. Sur le tournage, je faisais de la danse avec Juliette et de l’acrobatie avec Denis et Juliette, des sauts périlleux, des flips arrière… Les cabrioles, les élans, j’aime tout ça. Et quand je suis au repos, j’ai la vision qui s’embrume, je n’arrive plus à faire le point. J’ai toujours besoin de retrouver l’acuité par les pirouettes.

Cette envie de cabrioles vous est-elle venue au contact de Denis Lavant ?

Oui, Denis m’a beaucoup apporté. Enormément. C’est un garçon extrêmement poétique, dans sa façon de vivre et de se donner.

Vous n’aviez pas décelé ses capacités physiques dans votre premier film ?

Boy meets girl parlait d’un autiste bavard, il n’y avait donc pas d’espace pour ça. C’était l’histoire d’un garçon qui regarde son nombril et se prend des lampadaires dans la figure. Alors que l’acrobatie… Sur les Amants, on avait un maître d’acrobatie et une fille pour la danse : ils nous ont appris que tout cela était une histoire de regard. Pas une histoire de muscle. Le saut périlleux arrière, par exemple, est un travail des yeux. La force est dans les yeux. Moi qui suis assez inquiet parce que j’ai la vue qui descend depuis dix ans, j’ai retrouvé la vision en travaillant les cabrioles. Le regard est électrique. Le maître d’acrobatie est à côté de vous, à la parade, il vous tient par la ceinture. Avec lui, vous faites au ralenti le mouvement du saut périlleux arrière, et si vous voyez tout le paysage défiler, si vous saisissez l’espace avec les yeux, ensuite, sans entraînement des mollets… hop !… Ca a à voir avce le rêve, si le rêve est précis, qu’on arrive à l’enregistrer, on peut exécuter.

Il y a dans vos films un aspect moins physique, les jeux avec les mots et le sens des mots.

Ca vient du café. Dans les cafés, les gens n’arrêtent pas de faire des jeux de mots… Il y a dans le film une clocherde, Josiane, que j’ai revue avant-hier. Une ancienne putain, vieille maintenant, avec une voix de sorcière, qui parle comme une mitraillette. Et ce ne sont que des jeux de mots, totalement fous, totalement inventifs… Mais à vrai dire, je ne supporte plus les jeux de mots, les jeux de mots de l’époque… sur les affiches, ou dans la presse. Là, ça me dégoûte. J’aime lorsqu’ils sont dans la vie. L’histoire de Camembert par exemple, elle amusait Klaus. A partir du moment où elle l’amuse, on la tourne. Si elle ne l’amusait pas, je ne l’aurais pas filmée… J’aime bien aussi la façon dont les filles racontent les blagues, elles s’emballent toujours, elles rigolent d’avance et ratent la chute. J’avais donc envie que Juliette raconte une longue blague.

En poussant cette logique, peut-on imaginer que vous vouliez un jour tourner une pure comédie ?

Tout à fait. C’est inscrit. L’ambition première… La comédie et la musique sont les deux horizons.

Une scène de café comme celle de Boy meets girl où Denis Lavant commande un verre de lait pendant que le type au téléphone épelle son nom, Alfred Bouriana, c’est le genre de scène que vous voyez au café ?

Celle-là est inventée. Les gens au téléphone ont tellement l’air de mutants quand ils sont dans les lieux publics… J’ai beaucoup fait les cafés. A chaque film, on découvre un nouveau café… En général, c’est réconfortant, ça s’appelle “le Bon Coin”, “le Relais”…

Quand Boy meets girl est sorti, vous aviez dit que si ça ne marchait pas, vous feriez autre chose, vous voyageriez… Pourtant, à la vision de vos films, on a l’impression que vous seriez incapable de quitter Paris.

C’est une question d’âge. C’est comme la décision de faire un enfant. Avoir un enfant, faire des grands voyages… Tout ça, je le ferai. Peut-être maintenant… Mais les enfants, les voyages, le cinéma… tout ça, c’est la même chose.

Alex dit dans Boy meets girl : “Je mourrai en 2040 à Paris”. Vous êtes retenu, ancré à Paris ?

C’est une peur. Dans les films, on met toutes ses peurs, on cache ses espoirs… C’est ce que disait le conte arabe, on n’affiche pas ses rêves.

La vieillesse est un thème qui revient souvent dans vos films. Que craignez-vous, la vieillesse ou le vieillissement ?

Moi, j’ai craint la vieillesse à partir du moment où j’ai été rassuré sur le fait que je ne mourrai pas jeune. Et depuis, j’ai plutôt l’impression de rajeunir. Je ne suis donc pas angoissé, pour l’instant. Je suis plus inquiété par la vieillesse ambiante que par la mienne. Ca fait un paquet d’années que je suis sorti de l’adolescence, j’ai 30 ans, je ne suis plus un jeune cinéaste. Je m’intéresse à la jeunesse des choses, pas la jeunesse de l’âge.

Aujourd’hui, arrivez-vous avec le cinéma à parler d’amour aux femmes, à la femme que vous aimez ?

Parler à la femme ? Non. Parler ensemble, oui, plus qu’avant. C’est mon premier film à égalité avec Juliette et Denis… aux garçons aussi, donc. Voilà la victoire du film, pour moi.

En ce sens, boucle-t-il une trilogie ?

Oui, mais pas préméditée. Je voulais donner un titre à la trilogie, je ne l’ai pas trouvé. D’abord, ça s’appelait l’Amour de la fille et du garçon, ensuite 20 ans et des poussières, et finalement, je n’ai pas donné de titre… Oh oui, c’est fini, Alex, c’est fini, je ne tournerai plus – enfin, pas tout de suite – avec Denis et Juliette. Ca finit ouvert. C’est plus la fin de l’aventure des trois films que la fin des Amants du Pont-Neuf.

Si on vous avait dit, au moment de Boy meets girl, que ça finirait ouvert, auriez-vous été surpris ?

C’est un progrès dont je suis fier. Que je dois à Juliette, et aux rencontres avec Jean-Yves, Denis, Alain Dahan, Albert Prévost, l’équipe de ce film.

Savez-vous déjà ce que vous voulez filmer ?

J’ai envie de rencontres. J’ai envie qu’une actrice, ou une rappeuse, ou un producteur ou je-ne-sais-qui me demande un film. J’ai des projets à moi, mais j’espère toujours qu’un projet va se glisser, à la demande de l’un ou de l’autre. Je ne veux plus faire de films seul. Je veux partager le cinéma avec d’autres parce que c’est à peu près tout ce qu’il reste.

Les Inrockuptibles,
n°32, décembre 1991.

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