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Home » Janine Cahen: 1931-2011

Janine Cahen


For me being a Jew doesn’t mean belonging to a religion. It means that having suffered such a history, one is under an obligation, from a historical point of view, to other oppressed people or in any event being duty bound, whenever possible, to spare no effort in defending justice. That’s fundamental.
From Martin Evans, The Memory of Resistance: French Opposition to the Algerian War (1954-1962)
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(+ un hommage dans un blog de Le Monde)

UNE ANTICOLONIALISTE PENDANT LA GUERRE D’ALGÉRIE

Le dimanche 21 février 1960, la police arrête à la sortie du café Royal Péreire à Paris, trois personnes soupçonnées d’aider le FLN (Front de Libération Nationale) : Gérard Meier le soldat déserteur, Jacqueline Carré l’ouvrière et Janine Cahen la professeure de lettres. La veille Hélène Cuenat, membre du « réseau Jeanson » a été arrêtée au domicile qu’elle occupait rue des Acacias. Elle avait noté sur son agenda le rendez-vous du café Royal Péreire ! C’est un moment de la vague d’arrestations qui touche ce qu’on a appelé les « porteurs de valises ». Curieusement L’Alsace ne fait pas mention de cette arrestation qui a pourtant fait sensation dans les milieux informés de Mulhouse. C’est que Janine Cahen est la fille du grand avocat Edmond Cahen, futur bâtonnier du barreau de Mulhouse de 1961 à 1963, et qu’elle enseigne au lycée de jeunes filles de la ville (on ne dit pas encore lycée Montaigne). Gardée à vue pendant trois jours, soumise à de fortes pressions et intimidations, mais sans jamais subir de mauvais traitements, elle est emprisonnée à la maison d’arrêt pour femmes de Paris,  la Petite Roquette1 dans l’attente de son procès qui a lieu à partir du 5 septembre 1960 devant le Tribunal permanent des Forces Armées de Paris et se termine le 1er octobre. Elle est jugée avec vingt-trois autres inculpés présents, six Algériens et dix-huit Français, et quatre absents (dont Francis Jeanson), poursuivis pour atteinte à la sûreté extérieure de l’État (ASEE).
L’anticolonialiste
Janine Cahen appartient, et revendique son appartenance, à la mouvance anticolonialiste qui a toujours existé depuis qu’a débuté la colonisation. On peut remonter au XVIe siècle et au prêtre dominicain espagnol Bartolomeo de Las Casas qui écrivait dans son ouvrage Tyrannies et cruautés des Espagnols : « Et je sais pour certain, et infailliblement, que les Espagnols n’ont jamais eu aucune guerre juste contre les Indiens… », et qui se fit le défenseur des Indiens. Cependant l’anticolonialisme contemporain débute avec la prise d’Alger en 1830. Dès 1836, en effet, Henri Fonfrède, journaliste du Mémorial bordelais, avait commis un manifeste « Décolonisation d’Alger » dans lequel il invitait le gouvernement à abandonner la Régence. Le débat s’assoupit avant de reprendre, virulent du 28 au 31 juillet 1885, lors de la grande vague colonisatrice de la Troisième République, entre Jules Ferry, le colonialiste, surnommé Ferry-Tonkin, et Georges Clemenceau, l’anticolonialiste. Après la première guerre, l’URSS et les partis communistes sous son influence, dénoncent l’impérialisme comme « stade suprême du capitalisme » et prônent l’indépendance de tous les peuples colonisés. La seconde guerre mondiale change profondément les données. Le 14 août 1941, Churchill signe avec Roosevelt la « Charte de l’Atlantique » qui proclame « le droit qu’a chaque peuple de choisir la forme de gouvernement sous lequel il doit vivre ». Le discours du général de Gaulle le 30 janvier 1944 lors de l’ouverture de la conférence de Brazzaville, qui prévoit la participation des colonisés « à la gestion de leurs propres affaires » laisse espérer beaucoup mais occulte le résultat de la conférence achevée le 8 février et qui « écarte toute idée d’autonomie, toute possibilité d’évolution hors du bloc français de l’Empire ». Les partis de gauche, la SFIO très nettement, le parti communiste de manière plus ambigüe se fixent bien comme objectif l’émancipation des populations indigènes, mais dans le seul cadre français sans qu’il soit question d’indépendance.
Le contexte international change. Les Pays-Bas accordent en 1949 sous la pression américaine, l’indépendance à l’Indonésie ; le Royaume-Uni abandonne en 1947, l’Empire des Indes au profit du Pakistan et de l’Inde qui proclament leur indépendance le 15 août. Enfin la conférence de Bandoeng en avril 1955, même si elle n’a pas « sonné le réveil des peuples colonisés » suivant l’expression de Charles-Robert Ageron, mentionne dans son communiqué final du 24 avril : « La Conférence est d’accord : pour déclarer que le colonialisme dans toutes ses manifestations, est un mal auquel il doit être mis fin rapidement ; pour déclarer que la question des peuples soumis à l’assujettissement à l’étranger, à sa domination et son exploitation, constitue une négation des droits fondamentaux de l’homme, est contraire à la Charte des Nations Unies et empêche de favoriser la paix et la coopération mondiales ; pour appuyer la cause de la liberté et de l’indépendance de ces peuples ; pour demander aux puissances intéressées qu’elles accordent la liberté et l’indépendance de ces peuples ».
Ce rapide et incomplet survol des composantes et des formes de l’anticolonialisme est nécessaire pour mesurer combien, au niveau international les grandes puissances coloniales sont affaiblies et contestées après la seconde guerre mondiale, et combien le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes reconnu par l’ONU est dès lors opérant. La France en a fait la tragique expérience avec la perte de l’Indochine après la défaite de Dien Bien Phu le 7 mai 1954. On pourrait donc penser que l’anticolonialisme développât une influence de plus en plus importante dans l’opinion publique. Or il n’en est rien. Il n’a qu’une faible résonnance et ne touche qu’une frange limitée des intellectuels et des militants des partis de gauche. En novembre 1954, alors que viennent de débuter les « événements d’Algérie », la grande masse de la population comme de la classe politique reste attachée aux mythes coloniaux de la tradition républicaine, d’autant que le parti colonial aux multiples facettes, se montre très actif et très influent. « S’ils ont eu une influence réelle chez les intellectuels, les anticolonialistes n’ont guère eu de relais dans la France profonde ».
Comment Janine Cahen a-t elle pu entrer en résonance avec cette idéologie ?
C’est le fruit d’une histoire personnelle semée de difficultés, d’embûches et de rencontres.
Née en 1931, elle a neuf ans lorsque l’Alsace est envahie par l’armée allemande puis annexée de fait. Le 13 juillet sont introduites les lois raciales nazies ce qui entraîne l’expulsion immédiate de 1 000 Juifs et encore 9 000 par la suite, soit un total de 10 000. Or la famille de Janine Cahen est juive. Son père s’installe avec son épouse et ses quatre enfants dont Janine est l’aînée, à Valence où il parvient difficilement à se faire inscrire au barreau. Il entre comme son associé Paul Dreyfus dans la Résistance (réseau Coty). À partir de 1943 (premières déportations de Juifs français en zone libre), Les enfants sont placés à la campagne pour échapper aux arrestations. Les cousins de Janine Cahen, eux restés à Lyon, n’ont pas cette chance : ils sont arrêtés par la Milice et déportés à Auschwitz avec leur mère. Ils ne reviendront pas. En 1944, à 13 ans, elle est placée avec ses frères et sœurs dans un home d’enfants du Vercors. Elle assiste, fuyant le plateau pour se cacher dans les montagnes à l’entour, à l’attaque nazie, aux combats et aux massacres qui s’ensuivent (juin-août 1944). Cet épisode de la guerre est un élément déterminant de sa formation intellectuelle et morale.
La paix revenue, sa famille retourne à Mulhouse où son père reprend son métier d’avocat. Elle est lycéenne au lycée de jeunes filles où elle effectue une bonne scolarité puisqu’elle peut intégrer une classe préparatoire, mais où elle manifeste beaucoup d’esprit d’indépendance. Elle y fait à la fin des années quarante, deux rencontres décisives, celle de son professeur d’histoire-géographie Madeleine Rebérioux et celle de son professeur de philosophie Violette Canivez née Breuillard et qui porte encore le nom de son mari dont elle est pourtant divorcée, deux professeurs aux idéologies différentes. Madeleine Rebérioux, marxiste, est alors membre du parti communiste et conseillère municipale de Mulhouse tandis que la guerre avait transformé Violette Canivez d’athée en catholique fervente. Elle a conscience que la première qui deviendra une amie proche, l’a amenée à haïr le colonialisme tandis que les deux l’ont amenée à réfléchir sur la République et la question de l’altérité (l’autre est mon égal). La guerre, l’expérience vécue de sa judéité, même si elle n’est pas croyante, l’enseignement reçu lui ont fait faire l’apprentissage douloureux et difficile de la liberté, tout en lui trempant le caractère. Elle a une haute idée de son pays et reprend souvent cette vérité : c’est en France que la proportion de Juifs qui ont été sauvés par la population est la plus importante.
Après son baccalauréat, l’esprit de plus en plus rebelle, en conflit avec ses parents, mais de santé fragile, elle ne s’adapte pas à la discipline des classes préparatoires. Elle poursuit ses études à Paris où elle obtient une licence de lettres, mais ne passe pas les concours de professeur. Elle passe ensuite, en 1956, un an en Suède comme formatrice d’adultes en langue française, puis rentre en France, devient institutrice à Paris, mais gravement dépressive, elle rentre à Mulhouse à la fin mai 1958. Elle se soigne.
Son anticolonialisme ne vient pas d’un engagement politique. Elle n’appartient à aucun parti, contrairement à ses futures codétenues Hélène Cuenat, Micheline Pouteau, Christiane Zuber de la famille des industriels mulhousiens, arrêtée plus tard en septembre 1960, toutes  membres du parti communiste, ainsi que Didar Fawzi l’Égyptienne, proche d’Henri Curiel. Elle n’est ni trotskyste, ni anarchiste. Elle ne fait pas non plus partie du PSA (Parti Socialiste Autonome) qui se transforme le 3 avril 1960 en PSU (Parti Socialiste Unifié), ni plus largement des « cathos de gauche », très largement représentés dans les soutiens au FLN, que ce soient André Mandouze, professeur à l’Université de Strasbourg, le journaliste Robert Barrat, le prêtre-ouvrier Robert Davezies ou encore Gérard Meier déjà cité. Elle ne correspond pas au portrait d’une militante, tellement peu d’ailleurs qu’elle est totalement inconnue des services de police, par ailleurs bien informés, lors de son arrestation. Elle n’est pas syndiquée et ne place au premier rang de ses priorités, ni le statut de l’ouvrier colonisé – qui devient le travailleur immigré – ni la solidarité de la classe ouvrière, ce que ne fera que faiblement d’ailleurs la CGT en tant qu’organisation, même si il y eut individuellement des engagements courageux.
Son anticolonialisme vient d’ailleurs, de loin, mais sa conscientisation ne se fait qu’en 1956-57, plutôt 1957. La date n’est pas fortuite.
Les années 1956-58 marquent en effet un tournant important dans l’opinion publique. Si en 1954, l’opinion est soulagée par la défaite en Indochine, elle reste encore attachée à l’Empire. Mais en 1956, tout change. Le vote, y compris par les communistes, de la loi demandée par le gouvernement du socialiste Guy Mollet, le 12 mars, sur les pouvoirs spéciaux12 et le décret du 12 avril du ministre de la Défense, le radical Maurice Bourgès-Maunoury sur le rappel des “disponibles” entraînent une chute du moral français. Une grande partie des familles françaises est désormais touchée. Les incidents dus aux rappelés qui refusent d’aller servir en Algérie se multiplient, soixante-treize manifestations de rue sans compter les voies de fait qui se déroulent dans les trains et les gares, comme à Mulhouse le 19 juin 1956, représentent un rejet de la guerre d’Algérie. Malgré quelques hésitations, l’opinion publique se rallie peu à peu et majoritairement à l’idée de l’indépendance algérienne : « … aucun gouvernement n’aurait pu en 1958 et dans les années suivantes imposer une politique d’intégration : l’opinion publique était alors majoritairement ralliée à l’idée d’une Algérie autonome, puis à la fin indépendante » 15.
Le second facteur qui permet la prise de conscience de Janine Cahen est la campagne entreprise contre la torture par des intellectuels et des journalistes. Dès le début de 1955, les articles se succèdent dans France-Observateur et L’Express notamment. Le 13 janvier l’article de Claude Bourdet dans France-Observateur  “Votre Gestapo d’Algérie” affirme : « Depuis le début de l’agitation fellagha en Algérie, la Gestapo algérienne s’est remise au travail avec ardeur » tandis que François Mauriac dans un article intitulé La Question, paru dans L’Express du 15 janvier, dénonce la torture. Ces articles ne cesseront plus, même si d’autres intellectuels de renom adhèrent à la politique gouvernementale16Un homme, beaucoup plus que d’autres, a joué un rôle prépondérant, l’historien de la Grèce antique, Pierre Vidal-Naquet qui n’a cessé de militer contre l’utilisation de la torture par l’armée française. Il publie le 12 mai 1958, L’affaire Audin, du nom de cet assistant en mathématiques de la faculté des sciences d’Alger, arrêté le 11 juin 1957, torturé et assassiné par les hommes de Massu. Pierre Vidal-Naquet deviendra un ami très proche de Janine Cahen (comme de Micheline Pouteau). Il appartient jusqu’à sa mort, au Comité Audin tandis que Madeleine Rebérioux, autre amie très proche, en est la secrétaire. On imagine sans peine, la résonance que peut avoir la pratique de la torture par des Français chez une Juive qui a perdu ses cousins à Auschwitz, qui a connu la peur et a dû se cacher pendant la guerre. En mai 1989, elle déclare à l’historien anglais Martin Evans qui écrit une étude des « militants de la Résistance à la guerre de reconquête coloniale de 1954-1962 » : « Être juive, pour moi, ça ne veut pas dire appartenir à une religion. Cela veut dire qu’en fonction de notre histoire, nous sommes redevables de quelque chose sur le plan de l’histoire envers les autres opprimés, ou, en tout cas, cela veut dire défendre la justice de toute sa force chaque fois que cela est possible. C’est fondamental ». Janine Cahen assimile le sort des Algériens à celui des Juifs pendant la seconde guerre, des persécutés qu’il faut secourir et protéger. Elle retrouve ici Bartolomeo de Las Casas, le défenseur des Indiens et le courant chrétien illustré dans des articles engagés comme celui de François Mauriac déjà cité et, surtout, celui d’Henri-Irénée Marrou, professeur à la Sorbonne, historien de l’Antiquité et spécialiste de Saint-Augustin (comme André Mandouze) paru dans Le Monde du 5 avril 1956, intitulé France, ma patrie…, dans lequel il dénonce les « véritables laboratoires de tortures » et ébauche un parallèle entre la présence française en Algérie et l’Occupation nazie19.
L’itinéraire qui conduit progressivement Janine Cahen à l’anticolonialisme actif puise donc son inspiration dans son histoire personnelle et familiale, dans ses rencontres et dans sa propre réflexion. Mais si la résistance antinazie joue un rôle prépondérant, d’autres motivations la guident.
La haute idée qu’elle se fait de la République française ne manque pas de provoquer un déchirement. Elle ne peut plus s’identifier à son pays qui a trahi les idéaux de 1789 et met les valeurs de la nation en péril. Car sa conception de la nation est intimement liée à la démocratie et aux droits de l’homme, à l’égalité de tous. Elle ne peut plus croire à l’enseignement reçu à l’école et au lycée. Elle, la patriote, amoureuse de son pays, ne se reconnaît plus dans la politique suivie en Algérie. Par patriotisme, elle ne peut être qu’anticolonialiste. On retrouve ici l’argumentaire de Clemenceau, lui aussi dreyfusard, développé à la Chambre le 31 juillet 1885 : « C’est le génie même de la race française que d’avoir généralisé la théorie du droit et de la justice, d’avoir compris que le problème de la civilisation était d’éliminer la violence des rapports des hommes entre eux dans une même société et de tendre à éliminer la violence, pour un avenir que nous ne connaissons pas, des rapports des nations entre elles. […] Quant à moi, mon patriotisme est en France ».
Janine Cahen se situe donc dans la tradition dreyfusarde, bien représentée par Pierre Vidal-Naquet et bien analysée par Hannah Arendt dans le commentaire qu’elle fait du roman de Kafka, Le château. Les parias, ici les Algériens, sont méprisés, sans identité, indésirables. Ils ne sont que tolérés, bénéficiant suivant les hasards, d’une quelconque grâce. Pour Hannah Arendt, ils ne peuvent accepter cette situation. Ils doivent revendiquer leurs droits en tant qu’êtres humains, et non pas réclamer ou attendre quelques faveurs qu’ils doivent absolument refuser car les faveurs ne sont pas des droits humains normaux. Il faut donc les aider à affronter la société, à lutter pour obtenir ces droits humains, ici celui d’avoir une patrie et d’être traités dignement. Mais il ne s’agit pas seulement de dénoncer. La même Hannah Arendt, dans le commentaire qu’elle fait de l’ouvrage du dreyfusard Bernard Lazare, Le fumier de Job, réfléchit sur la condition du paria juif dans l’histoire,  et le rend non seulement responsable de son sort, mais encore « de la souillure qui rejaillissait sur l’humanité en lui ». La paria doit se faire rebelle. Et elle ajoute : « … politiquement parlant, tout paria qui refusait d’être un rebelle, était responsable de sa propre oppression et, simultanément , de la souillure qui en rejaillissait sur l’humanité en lui ». Ce programme, Janine Cahen l’a fait sien. Il faut donc se lancer dans l’action. Mais quelle action ?

La “porteuse de valises ”
Installée à Mulhouse depuis la fin mai 1958, Janine Cahen se soigne et s’inscrit à la rentrée d’octobre 1958 aux cours de capacité en droit qui se déroulent dans les bâtiments de la Société Industrielle. Le droit ne la passionne guère, mais revient de plus en plus cette question lancinante : que puis-je faire pour aider à mettre fin à cette guerre cruelle ? Mais que faire également pour sauver la République ? La crise politique de mai 1958, alors que s’est  installé un pouvoir insurrectionnel à Alger, que le 24 mai la Corse se rallie à Alger et que se prépare une opération aéroportée dénommée “Résurrection”, se traduit, au milieu d’intrigues, par l’appel au général de Gaulle qui est investi le 1er juin, chef du gouvernement. Janine Cahen se demande, comme beaucoup d’autres, si de Gaulle est l’homme  de l’armée factieuse et des colonialistes, si dans ce cas, la démocratie vivra et si les valeurs républicaines seront respectées.
Elle ne peut se contenter de signer des pétitions ; elle n’est pas une intellectuelle connue et reconnue pour faire publier des articles, comme peut l’être André Mandouze, professeur à l’Université de Strasbourg, latiniste et spécialiste de Saint-Augustin. Étant une femme, elle ne peut déserter au moment de l’appel sous les drapeaux comme l’ont fait le deuxième classe Gérard Meier ou encore l’instituteur alsacien, sous-lieutenant, fils de résistant, Jean-Louis Hurst qui, en 1958, participe à la fondation du mouvement “Jeune Résistance”, filière d’évasion vers la Suisse de soldats insoumis. « Je prenais conscience qu’étant une femme et n’étant pas appelée à servir sous les drapeaux, j’avais donc tout un pan de l’histoire  sur laquelle je n’avais pas d’avis à donner alors qu’un garçon devait répondre oui ou non », déclare-t-elle à Martin Evans. Elle n’a pas non plus les réseaux que peut avoir à Belfort le pasteur Étienne Mathiot qui anime, lui aussi, une filière d’évasion vers la Suisse et qui est condamné en mars 1958 à huit mois de prison pour avoir hébergé dans son presbytère un agent de liaison du FLN avant le passage de la frontière.
La cause algérienne, elle en est sûre, est juste. Elle considère qu’il faut aider le FLN à arracher la victoire pour parvenir à la paix et à la réconciliation. Elle est intimement persuadée qu’il n’existe aucune autre solution. La guerre est ignoble pour le peuple français, cruelle pour le peuple algérien et elle ne peut se terminer que par la victoire des Algériens.  Elle n’entre pas dans les considérations programmatiques et tactiques du FLN et contrairement à plusieurs de ses futures codétenues et notamment Micheline Pouteau, elle s’engage aux côtés du FLN sans connaître le programme adopté au Congrès de la Soummam en août 1956. Ce programme, certes de forme marxisante, mais qui n’exclut aucun habitant de l’Algérie a été voulu par Rambane Abbane, le “Jean Moulin algérien”, suivant l’expression de Mohamed Lebjaoui car il a uni les différentes familles politiques algériennes à l’exception notable du MNA, à l’intérieur du FLN. Ce programme dont l’objectif est l’indépendance, est un programme laïque dans lequel la nation algérienne n’est pas identifiée à l’Islam, un programme démocratique avec création d’un pouvoir législatif et où l’exécutif est collégial, dans lequel les civils l’emportent sur les militaires. Les Européens et les Juifs sont invités non seulement à faire partie de cet État, mais encore à y participer. On ne sait pas en France que ce programme est lettre morte dès le printemps 1958 (et même avant… Ben Bella notamment s’y étant toujours opposé), après la disparition de Ramdane.
Elle va rejoindre, sans les connaître, celles et ceux qu’on appelle les “porteurs de valises », qui soutiennent le FLN en transportant et en hébergeant responsables et militants du Front, en leur faisant franchir les frontières, en recueillant les fonds et en les acheminant sous forme de billets de banque dans des valises. Les plus connus d’entre eux appartiennent au réseau Jeanson, du nom de son fondateur et animateur Francis Jeanson, philosophe et gérant de la revue Les Temps modernes, et bénéficient du soutien de Jean-Paul Sartre. À ce réseau, collaborent régulièrement ou occasionnellement quelques personnalités du spectacle et de la littérature comme les acteurs Jacques Charby, André Thorent, Serge Reggiani, Marina Vlady, Paul Crauchet, la chanteuse Catherine Sauvage, la romancière Françoise Sagan qui prête sa voiture, et d’autres qui se feront un nom comme Bernard Kouchner et Alain Krivine qui préparent et facilitent les évasions.
Le passage à l’action se produit alors qu’elle suit la préparation à l’examen de capacité en droit. À l’occasion de ces heures de cours, elle rencontre un Algérien qui a beaucoup d’allure et de séduction, Ali Goumghar. Homme très intelligent, elle trouve chez lui une oreille attentive et une conversation intéressante dont la question algérienne n’est pas absente. À la fin 1958/début 1959, il lui propose de travailler pour le FLN. Elle y est prête, et comme elle le dit aujourd’hui : « je n’attendais que ça ! ». Mais qui est Ali Goumghar ?
Ali Goumghar est un Kabyle né en 1928 dans la région de Tizi-Ouzou, issu d’une famille aisée et qui a bénéficié d’une éducation et d’une instruction poussées. Après un parcours professionnel qui l’amène deux fois à Paris, en 1946 puis en 1950, il se trouve en 1954 à Mulhouse où il est adjoint à la direction technique des Ateliers de fabrication, entreprise d’État travaillant pour la Défense nationale, recommandé par le maire d’Alger, alors secrétaire d’État aux Forces armées, Jacques Chevalier. Il donne des cours d’alphabétisation à l’Amicale des Nord-Africains résidant en France (ANARF) section de Mulhouse. C’est là qu’il fait la connaissance de celle qui avait été le professeur de philosophie de Janine Cahen, Violette Canivez qu’il épouse en septembre 1956. En 1957, il quitte son emploi, pour devenir secrétaire administratif de l’ANARF et directeur-gérant du centre d’hébergement situé rue de la Mertzau, tandis que sa femme en est la secrétaire générale. Le Comité d’action de l’ANARF comprend bon nombre de personnalités, le maire de Mulhouse, l’Inspecteur d’Académie, le directeur départemental du Travail et de la main-d’œuvre, celui de la Caisse d’Allocations familiales, celui de la Sécurité sociale. Mais très vite les Renseignements Généraux sont convaincus que ses fonctions à l’ANARF ne sont qu’une couverture et qu’il occupe un poste important au sein du FLN.  Le sous-préfet écrit le 4 avril 1959 au préfet : « La police est convaincue que l’intéressé a partie liée avec le FLN… elle s’appuie sur le passé de Goumghar et sur des informateurs ». Elle sait que tous les résidents du foyer cotisent, de gré et souvent de force, au FLN, ce qui n’est pas le cas ailleurs, que des séances du tribunal FLN se tiennent dans les sous-sols, que des dirigeants du FLN y trouvent le gîte et le couvert. Elle sait que son frère qui occupe des fonctions de responsabilité dans le FLN, loge souvent au foyer. Mais la police n’a jamais pu prouver quoi que ce soit, d’autant qu’Ali Goumghar, à l’intelligence et à l’habileté remarquables, bénéficiait de relations et d’appuis, notamment de celui du président de l’ANARF, René Bouchet, ingénieur des Ponts et Chaussées et de celui de l’ancien député MRP (Mouvement Républicain Populaire, c’est-à-dire démocratie chrétienne) du Haut-Rhin, Fonlupt-Espéraber, un anticolonialiste déclaré. Ali Goumghar est en fait un responsable du FLN. Mais c’est un militant “hors cadre” qui n’apparaît pas dans les organigrammes des wilayas que la police connaît. Il ne dépend pas du lieu où il habite. Il est en rapport direct avec Akli Mohand Benyounes à Paris, qui est alors le responsable de l’Amala de la wilaya 4bis qui comprend l’Alsace , avant de devenir au moment du cessez-le feu en mars 1961, coordinateur de la Fédération de France du FLN. C’est lui qui fait parvenir à Paris, l’argent de l’impôt prélevé par le FLN sur les Algériens.
Fin 1958/début 1959 – la mémoire de Janine Cahen hésite – elle est recrutée par Ali Goumghar, donc par le FLN et non par le réseau Jeanson. Violette Canivez, l’épouse de Goumghar, à la vue des archives et même s’il n’y a aucune preuve formelle, ne joue aucun rôle dans ce recrutement. Elle ne connaît pas davantage la fonction qu’exerce son mari dans le FLN. Janine Cahen achète une voiture, une 4CV Renault d’occasion, effectue des tournées dans le Sundgau pour récupérer l’argent. Une fois par mois (les cotisations sont mensuelles), elle prend le train pour Paris pour remettre le contenu du sac (plusieurs millions). Elle devient le courrier de Mulhouse, en même temps qu’elle entame une carrière d’enseignante. Le 6 avril 1959, sur proposition de la proviseure du lycée où elle avait été élève, elle assure une suppléance de professeure de lettres, fonction dans laquelle elle donne, de l’avis du Rectorat, toute satisfaction. À la rentrée 1959, elle est chargée, par délégation rectorale, d’un service complet d’enseignement. On sait qu’elle ne termine pas l’année scolaire.

L’observatrice
Après son arrestation, elle est emmenée rue des Saussaies où elle est interrogée pendant trois jours , puis emprisonnée à la Petite Roquette où elle est soumise à l’isolement comme les autres détenues. Micheline Pouteau, jeune agrégée d’anglais, professeur au lycée de jeunes filles de Neuilly, membre du réseau Jeanson, est la première détenue dont elle fait la connaissance par la fenêtre de sa cellule.  Mais l’isolement ne dure pas. À l’initiative d’Hélène Cuenat, sur intervention de Simone Veil, alors jeune magistrate affectée à la direction de l’administration pénitentiaire, et suite au changement du juge d’instruction, Janine Cahen et ses codétenues obtiennent le statut de politiques. Elles sont huit et sont réunies dans une division de la prison. Surveillées de façon débonnaire par une sœur, elles organisent leur vie, prennent leur petit-déjeuner en commun, lisent, discutent. C’est à cette occasion que naît et va se développer leur projet d’évasion. En attendant, elles préparent leur défense.
Le procès commence le 5 septembre et dure jusqu’au 1er octobre. Après la libération de Janine Cahen le 2 octobre, une autre mulhousienne est emprisonnée à La Petite Roquette. C’est Christiane Zuber, ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Sèvres, qui allait rejoindre en cette rentrée 1960, son poste de professeur d’histoire-géographie à Beauvais. Comme elle le dit elle-même :  « J’ai été porteuse de valises. J’accompagnais des résistants algériens… j’ai hébergé un Algérien à qui j’ai laissé ma chambre ». Christiane Zuber est immédiatement adoptée, participe aux discussions et au projet d’évasion. Hélène Cuenat écrit : « Dans ces séances de travail, Janine nous manque, d’autres la viennent relayer, Christiane Zuber, si totalement proche qu’elle préparera l’évasion avec nous comme si elle avait dû en faire partie… ». Laurence Bataille, fille de l’écrivain Georges Bataille, la future psychanalyste dont la mère épouse en 1953, en secondes noces, Lacan, est arrêtée à son tour et rejoint La Petite Roquette..
Arrive l’ouverture du procès. Janine Cahen est interrogée le 13 septembre. L’Humanité la décrit ainsi : « la plus émouvante est peut-être ce jeune professeur stagiaire de Mulhouse,… Vêtue de bleu, cheveux courts, fragile comme un oiseau, elle parle avec sincérité ». Elle a des allures de Jean Seberg. L’avocat de Janine Cahen est Roland Dumas. Il est un sympathisant du collectif des avocats du FLN, autre manière d’apporter le soutien aux prisonniers du Front. Dans ce collectif figurent Jacques Vergès qui défend les accusés algériens, et un Alsacien, membre du cabinet de Roland Dumas, « ami intime de Jacques Vergès »40 fils du maire de Chavannes-sur-l’Étang, Maurice Gautherat qui assure la défense de Micheline Pouteau et de Gérard Meier. Parmi les avocats se trouve aussi Robert Badinter qui défend Paul Crauchet. La ligne de défense de Janine Cahen est simple : elle a rendu un service en transportant ce sac, sans savoir ce qu’il y avait à l’intérieur ; au reproche d’avoir reçu Ali Goumghar chez elle l’avant-veille de son arrestation, elle déclare au tribunal : « Je le considère surtout comme l’époux d’un de mes anciens professeurs, une dame née en France. Il n’est pas inculpé d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État. Il jouit d’une liberté pleine et entière et, cependant, on me reproche de l’avoir reçu chez moi». De plus, l’auteur d’une lettre présentée comme étant écrite de sa main par deux experts graphologues et trouvée chez Hélène Cuenat, ce qui prouverait son appartenance au réseau, se présente au tribunal  pour en revendiquer la paternité. L’accusation ne peut rien prouver. Le verdict est rendu dans la soirée du 1er octobre. Janine Cahen est condamnée à huit mois de prison, à cinq cents (nouveaux) francs d’amende et à la, privation des droits civiques. Le meilleur commentaire sur ce verdict vient du journal suisse indépendant et généralement francophobe Die Tat (Le Fait) : « Bref, en présence d’une telle conduite du procès, on pouvait s’attendre à un acquittement et non pas à une condamnation à huit mois de prison. Mais Janine Cahen avait aggravé son cas en provoquant le tribunal. Elle déclara, en effet, que le traitement qui lui avait été imparti durant sa détention préventive, lui avait fait comprendre le sort des Algériens et, en tant que juive, elle compara le sort de sa “race” à celui des Algériens opprimés ». Dans le Haut-Rhin, le dirigeant MRP Marcel Jacob, éditorialiste (en allemand) au Nouveau Rhin français, et opposant de toujours à la guerre d’Algérie, parle d’un triste spectacle et critique sévèrement les condamnés et leurs avocats. La peine couvre pratiquement la durée de détention préventive. Le lendemain elle est libérée. Elle n’en éprouve pas beaucoup de joie. Elle regrette à la fois d’abandonner ses amies et de ne pas participer aux préparatifs de l’évasion qui aura lieu et réussira au petit matin du 24 février 1961. Six détenues s’évadent : Hélène Cuenat, Micheline Pouteau, Jacqueline Carré, Didar Fawzi, Zina Haraigue et Fatima Hamoud.  Elles ne seront pas retrouvées.
Durant le procès , les questions d’ordre privé de l’accusation ainsi que les allusions scandaleuses de la presse à grand tirage pour ne pas dire à sensation (L’Aurore qui surnomme Hélène Cuenat la tigresse, France-Soir), ne leur sont point épargnées. Les motivations de ces jeunes femmes n’auraient été que sentimentales, voire même uniquement  d’ordre sexuel, comme si les idées, la réflexion, les convictions, les engagements ne pouvaient être que l’apanage des hommes. Nous sommes en 1960 et les droits des femmes ne sont pas encore d’actualité ! Cette humiliation – même purement verbale – a été fortement ressentie par Janine Cahen et ses amies. Micheline Pouteau a dû faire justice de ces accusations pendant le procès : « Je n’ai aucune raison personnelle, je n’avais aucune raison sentimentale de m’engager dans cette lutte. Je veux dire que , en fait, c’est dans la mesure où je me sentais davantage une place faite, une place confortable, des responsabilités dans la Société, que je me suis sentie davantage engagée et tenue de m’engager moralement et politiquement ». L’autre question qui les taraude est celle de la trahison. La presse, surtout de droite et d’extrême droite, l’opinion bien souvent, l’armée à quelques exceptions près, les considèrent comme des traîtres et les accusent d’avoir causé par leur action la mort de Français. Janine Cahen réfute, avec ses amies, cette accusation terrible. Elle n’a jamais fait partie du FLN, elle n’est pas une militante ; elle n’a pas touché un centime du FLN ; elle n’a jamais transporté d’armes, elle n’a jamais participé de près ou de loin à un attentat, n’en a jamais approuvé un quelconque projet. Elle n’a jamais été soumise de près ou de loin aux volontés du FLN. Elle l’a soutenu, certes, mais a combattu avant tout pour la France et les valeurs de la République. La violence était avant tout celle du colonialisme et de l’armée en Algérie qui torturait et avait arraché plus de deux millions de personnes à leurs terres et leurs villages pour les regrouper dans des camps où la précarité était la règle. Il fallait obtenir la paix et pour cela il fallait aider le FLN pour qu’il puisse arracher des négociations. Micheline Pouteau qui était la dernière à s’exprimer avant les délibérations, l’a expliqué ainsi : «  On m’a accusée de trahison… Sur le terme de “trahison”, il faut s’entendre. Lorsqu’il y a divorce entre un peuple et son gouvernement, il faut trahir ou le peuple ou le gouvernement, voire les deux à la fois en ne faisant rien du tout… Le peuple français, en accord avec le peuple algérien, imposera une paix juste et définitive ». Ce plaidoyer a été tenu par tous les accusés au procès. Des témoins ont compris et excusé. L’ancien Secrétaire général à la Préfecture de Police d’Alger, Paul Teitgen qui a démissionné de ses fonctions en 1957 à cause des excès et des tortures a pu déclarer au procès : « Je ne partage pas, je le répète, un certain nombre de directions qu’ils ont choisies, mais, en mon âme et conscience, compte tenu de ce que je sais et de ce que j’ai appris, moi, en Algérie, je les excuse ». Francis Jeanson lui-même a été plus d’une fois en désaccord avec les responsables du Front et a toujours veillé à sauvegarder l’indépendance de son réseau.
Après le verdict rendu tard (23h15), le soir du 1er avril, Janine Cahen retourne avec ses coaccusées, à La Petite Roquette. Elle y passe sa dernière nuit. Le 2 au matin, c’est un dimanche, elle prend son café avec Micheline Pouteau et part. Soutenue par son amie Laurence Bataille, elle est accueillie par les Lacan. Roland Dumas lui a trouvé un emploi : elle est pigiste à Jeune Afrique dont le rédacteur en chef est Jean Daniel. Une semaine après sa sortie de prison, elle interviewe dans les salons du Palais Bourbon Aimé Césaire, député de Martinique, qui vient de publier Ferrements. Plus tard elle travaille aux Éditions de minuit. Elle n’oublie pas ses amies incarcérées. Elle parvient à leur faire parvenir « du fil de pêche pour gros poisson » pour doubler les bas qui vont servir de cordes nécessaires pour franchir l’enceinte de la prison. Elle est discrètement surveillée par la police. Après l’évasion du 24 février 1961, la surveillance se renforce. Sa voiture est prise en filature. La police espère remonter à la cache des évadées d’où elle les conduirait en Suisse50.  La police se trompe. Janine Cahen n’est pas intervenue dans l’évasion de ses amies et ne connaissait pas leurs caches. Elle rejoint plus tard Micheline Pouteau passée en Italie, à Milan. Un an plus tard, c’est le cessez-le feu ; les accords d’Évian sont signés le 19 mars 1962. S’achève ainsi , ou presque, l’itinéraire d’une anticolonialiste pendant la guerre d’Algérie. Quel regard porte-t-elle aujourd’hui sur cet engagement ?
Elle ne regrette rien et assume tout. Elle n’a rien perdu de sa révolte contre les injustices, elle est toujours attachée aux valeurs républicaines et prête à s’enflammer à tout manquement ; elle garde toujours le même esprit de Résistance. Cependant des questions surgissent. Elle a le sentiment – ses amies également – que le FLN a failli à sa mission et a trahi les idéaux du Congrès de la Soummam, qu’il a engagé l’Algérie dans une voie sans issue. Très critique, elle se demande si l’argent qu’elle transportait a servi vraiment à la cause qu’elle défendait. Elle se demande ce qu’est devenu le fameux Trésor (quatre milliards et demi de francs) de Mohamed Khider, un des leaders historiques du FL N, mort d’une balle dans la tête le 3 janvier 1967 à Madrid. Elle s’interroge sur l’absence de démocratie en Algérie, sur les événements des années 1990 et sur les responsabilités des gouvernements algériens. Elle n’a jamais travaillé en et pour l’Algérie indépendante et n’a donc jamais été une “pied rouge”. Elle ne croyait pas et ne rêvait pas à une Révolution apportée par le Tiers-Monde. Mais ce qui n’a pas de prix, qui est au-delà de toutes ces vicissitudes, c’est l’amitié profonde qui unit ces femmes et qui n’a jamais failli. Le destin qui les a fait se rencontrer, se connaître et s’apprécier, reste une expérience humaine irremplaçable.
Durant son séjour à Milan, elle compose avec Micheline Pouteau et avec l’assistance de Pierre Vidal-Naquet, un énorme ouvrage de neuf cents pages en deux volumes, qui est un recueil documentaire commenté et enrichi d’une riche chronologie parallèle. Traduit en italien à partir du manuscrit français inédit, il est publié sous le titre Una resistenza incompiuta. La guerra d’Algeria e gli anti-colonialisti francesi, 1954-1962.  Dans l’introduction, elles rappellent rapidement le mouvement des rappelés, l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, les cas de torture, les exécutions sommaires. Elles écrivent ensuite : « Même s’ils atteignent le nombre de plusieurs centaines, les jeunes déserteurs et les civils qui fournissent de l’aide au FLN, restent une infime minorité. Surtout, en n’étant ni acceptée, ni soutenue par un grand parti de gauche, leur action ne suscitera jamais un mouvement de grande ampleur (tout au plus quelques discussions sur la valeur du patriotisme et des révolutions coloniales). Elle restera une résistance incomplète ». Un parti de gauche aurait-il conduit cette résistance, elles n’auraient sans doute pas vécu ces destins. Mais cet esprit de résistance leur reste chevillé au corps. L’œil brille toujours intensément en évoquant ces moments.
Yves FREY. Docteur en histoire. CRESAT/UHA.
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Liste non-exhaustive des “porteurs de valises:”
Françis JEANSON , Hélène CUENA, Dr. CHAULET et sa femme Anne-Marie, Jacques CHARBY , le professeur D’ALSACE et le professeur Pierre VEULLAY , les prêtres de la Mission de France: Abbés Pierre MAMET, Robert DAVEZIES, BOUDOURESQUE.
Les acteurs Paul CRAUCHET ,André THORENT , Jacques RISPAIL , François ROBERT , Jacques MIGNOT , Jacques et Lise TREBOUTA , Serge REGGIANI , Catherine SAUVAGE , Roger PIGAUT , l’écrivain Georges ARNAUD , Georgina DUFOIX , Guy DARBOIS , Paul-Marie de la GORCE , Annette ROGER , Michel ROCARD , Jean DANIEL, Henri CURIEL et sa femme Rosette , Roland CASTRO , Hervé BOURGES , CASALIS , Gérard CARREYROU , Guy BRAIBANT , Pierre BOUSSEL , Marc BLONDEL , Christian BLANC , François AUTAIN , Pierre FRANK dit “Pedro”, AlainGEISMAR , Jean GIOVANELLI , Bernard KOUCHNER , MarcKRAVETZ , Henri ALLEG , Françoise SAGAN , Bernard SCHREINER , Georges SUFFERT , Jacques VERGES , François MASPERO , Jacques MELLICK , Christian NUCCI , Claude OLIVENSTEIN , Jean—Marie PAUPERT , Jean-Louis PENINOU , Michel PEZET , René-Victor PILHES , Hubert PREVOT , Madeleine REBERIOUX , Pierre VIDAL-NAQUET

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